Dans Manifeste incertain 3:
- p. 12: Pour Paul Nizon, ses livres sont des legs qu'il laisse comme une traînée de poudre derrière lui. Ils lui permettent de « ramper jusqu'à la lumière». Dans Marcher à l'écriture, il se définit comme un « diseur», c'est-à-dire « quelqu'un qui se sent obligé de se dire à soi-même ce qu'il voit, apprend, ressent» sous peine d'abandonner au néant les choses, les gens, sa vie même. L'écriture les sauve de l'inexistence, de l'irréalité, mieux: «Seule la réalité devenue langage est une réalité acquise.» Ainsi donc, la réalité n'existe pas en soi ; il lui faut des mots, des mots écrits, pour avoir droit d'existence.
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C'est lorsqu'il parle pour lui (sauf le témoignage concret, les deux pages en alexandrins) que Pajak devient décevant: désespéré et banal. Ainsi le premier chapitre (qui vient dans ma mémoire faire écho au premier chapitre du tome précédent), mais il se termine par cette citation de Pavese qui vient en quelque sorte lui répondre, répondre à sa lamentation de la fin de l'Histoire (je l'avais au bord des lèvres):
- p. 27: Cesare Pavese note, le 3 juillet 1940 dans Le Métier de vivre: « Toutes ces histoires de révolutions, cette envie de voir se produire des évènements historiques, ces attitudes monumentales, sont la conséquence de notre saturation d'historicisme, et c'est pour cela que, habitués à traiter les siècles comme les feuilles d'un livre, nous prétendons entendre la sonnerie de l'avenir chaque fois que braie un âne.»
(Et je pense à ce qu'écrit, je crois, Steiner, du rôle de l'épopée napoléonienne et de sa fin, l'Histoire, quoi. dans la genèse de la littérature du XIXe. )
Complément: Pajak, la fin de l'Histoire (26 octobre)
p. 21: Si je considère ma vie froidement, je n'y trouve aucune grandeur, de cette grandeur dont déborde l'Histoire quand elle se fait sublime ou dramatique. Non pas que, dans ma vie écoulée, tout fût étriqué ou misérable, mais l'Histoire ne s'y est pas mêlée. Ou plutôt : elle s'y est jouée sans acteurs, devant un décor vide. Je parle ici des villes ou des campagnes que j'ai habitées, et dans les limites du monde occidental. Je parle de ma génération.
p. 26: J'ai donc grandi dans de pauvres idées, de faux sentiments. J'ai été incapable d'y remédier. Devant ma défaite, j'ai l'impatience du fossoyeur au moment de donner la dernière pelletée. Je sais l'impossibilité d'embrasser le monde, le temps, l'Histoire. De cette Histoire, il ne reste pas même un os à ronger. Elle a raté jusqu'à son suicide. Rien de vivant n'est advenu.
Notre insatisfaction, pourtant, a redoublé. Nous en gardons le goût âcre dans la bouche, et qui va en augmentant. Nous sommes désespérés, mais sans oser l'avouer. Nous préférons dire désenchantés. Nous serons les rescapés d'un monde douillet.
Les deux citations faites plus haut (Nizon et Pavese), qui encadrent le propos qu'illustrent les deux extraits que je viens de faire, me semblent parfaitement dessiner ce qu'il en est au fond derrière une entreprise littéraire (ou d'écriture si l'on veut) comme celle de Frédéric Pajak; qu'en amont de l'Histoire, c'est, au fond de la réalité elle-même qu'il s'agit.
Pajak explique bien son entreprise, dans sa facticité, dans l'entretien que j'insère en fin de ce billet.
(À part ça, je suis allé vérifier chez Steiner, Tolstoï ou Dostoïevski: mon souvenir a simplifié son propos, et ce qu'il évoque, c'est au-delà du désenchantement qui aurait suivi l'épopée napoléonienne, et révolutionnaire avant elle, une sorte de contagion qui depuis celle-ci aurait gagné la considération de la vie pratique, l'aurait contaminée d'esprit épique et aurait donné ainsi son impulsion à la littérature du XIXe siècle. Ce qui est moins banal que ce que j'avais en tête!)
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