Ce matin, aux Matins, Martine Aubry (très en forme, très bien) célèbre le 70e anniversaire du Front Populaire en y apparentant l'enthousiasme festif qui a accompagné le mouvement CPE mais botte en touche lorsque GG Slama évoque la possibilité d'un bilan critique. Ce qui me réveille un écho de ma récente lecture de l'Etrange défaite:
"On saurait difficilement exagérer l'émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes, en apparence les plus libres d'esprit, provoqua, en 1936, l'avènement du Front Populaire. Quiconque avait quatre sous crut sentir passer le vent du désastre et l'épouvante des ménagères dépassa, s'il était possible, celle de leurs époux. On accuse aujourd'hui la bourgeoisie juive d'avoir fomenté le mouvement. Pauvre Synagogue à l'éternel bandeau. Elle trembla, j'en puis témoigner, plus encore que l'Eglise. [note marginale] Il en fut de même pour le Temple. "Je ne reconnais plus mes industriels protestants", me disait un écrivain, né dans le milieu. "Ils étaient naguère, entre tous, soucieux du bien-être de leurs ouvriers. Les voici, maintenant, les plus acharnés contre eux!" Une longue fente, séparant en deux blocs les groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain, tracé dans l'épaisseur de la société française." (p. 645)
Marc Bloch met la charge de cette scission nationale sur la bourgeoisie et de son "imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l'enthousiasme collectif" (p. 646, juste après la phrase citée l'autre jour - et il continue: "Dans le Front Populaire - le vrai, celui des foules, non des politiciens - il revivait quelque chose de l'atmosphère du Champ de Mars au grand soleil du 14 juillet 1790. Malheureusement, les hommes dont les ancêtres prétèrent serment sur l'autel de la patrie, avaient perdu contact avec ces sources profondes. Ce n'est pas par hasard su notre régime, censément démocratique, n'a jamais su donner à la nation des fêtes qui fussent véritablement celles de tout le monde. Nous avons laissé à Hitler le soin de ressuciter les antiques péans."). Un peu plus haut cependant Marc Bloch pointe la responsabilité des organisations ouvrières, des ouvriers eux-mêmes dans la défaite: "On n'a pas assez travaillé dans les fabrications de guerre; on n'a pas fait assez d'avions, de moteurs ou de chars. De cela, je pense, les salariés n'ont assurément pas été les seuls ni, sans doute, les principaux responsables. Ils auraient mauvais gré à plaider l'innocence. Oublieux qu'ils tenaient eux aussi, à leur façon, poste de soldats, ils cherchaient, avant tout, à vendre leur peine au plus haut prix; donc à fournir le moins d'efforts possible, durant le moins de temps possible, pour le plus d'argent possible." (p. 624).
Si Marc Bloch indexe la responsabilité au pouvoir, comme il est juste, il ne désigne pas de bouc émissaire.
La responsabilité du désastre Marc Bloch la pointe dans un dysfonctionnement (comme on ne dirait aujourd'hui) de la société française dans son ensemble. En amont de ce dysfonctionnement se mèlent des causes culturelles ("paresse intellectuelle", "la proverbiale avarice française"...), sociales (recrutement et formation des élites...) et politiques. Restons sur celles-ci. Marc Bloch n'en appelle pas à une mythifiante unité nationale qui effacerait les oppositions de classe:
"Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires se combattent librement. Il est, dans l'état présent de nos sociétés, inévitable que les différentes classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n'est pas comprise." (p. 643)
En somme une position du juste milieu qui ne soit pas réduction moyenne des extrêmes mais assomption, qu'on peut bien dire dialectique, des contraires. Laquelle assomption va jusqu'à, ce qui est difficilement audible aujourd'hui, à gauche du moins, par une acceptation, provisoire, d'une certaine inégalité, conditionnée:
"Les valeurs d'ordre, de docile bonhommie, de hiérarchie sociale complaisamment acceptée, auxquelles toute leur éducation avait formé des âmes naturellement peu amies des nouveautés, paraissaient prêtes à être balayées; et avec elles, peut-être, quelque chose d'assurément beaucoup plus précieux: un peu de ce sens national qui, sans que le riche s'en doute toujours assez, réclame des humbles une dose d'abnégation bien plus considérable que chez leurs maîtres." (p. 645)
Le moyen de cette assomption, on vient de le lire, c'est la compréhension. On reconnait là l'historien: cette compréhension culmine dans l'assomption affective des moments polaires de l'histoire de France (le sacre de Reims et la fête de la Fédération).
C'est là que je me pose des questions: le peuple de France est-il condamné à osciller perpétuellement entre la dédition au monarque ou à son tenant-lieu et l'effusion égalitaire sur fond de décapitation (en somme à rejouer sans cesse la scène primitive de Totem et Tabou)?
"On saurait difficilement exagérer l'émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes, en apparence les plus libres d'esprit, provoqua, en 1936, l'avènement du Front Populaire. Quiconque avait quatre sous crut sentir passer le vent du désastre et l'épouvante des ménagères dépassa, s'il était possible, celle de leurs époux. On accuse aujourd'hui la bourgeoisie juive d'avoir fomenté le mouvement. Pauvre Synagogue à l'éternel bandeau. Elle trembla, j'en puis témoigner, plus encore que l'Eglise. [note marginale] Il en fut de même pour le Temple. "Je ne reconnais plus mes industriels protestants", me disait un écrivain, né dans le milieu. "Ils étaient naguère, entre tous, soucieux du bien-être de leurs ouvriers. Les voici, maintenant, les plus acharnés contre eux!" Une longue fente, séparant en deux blocs les groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain, tracé dans l'épaisseur de la société française." (p. 645)
Marc Bloch met la charge de cette scission nationale sur la bourgeoisie et de son "imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l'enthousiasme collectif" (p. 646, juste après la phrase citée l'autre jour - et il continue: "Dans le Front Populaire - le vrai, celui des foules, non des politiciens - il revivait quelque chose de l'atmosphère du Champ de Mars au grand soleil du 14 juillet 1790. Malheureusement, les hommes dont les ancêtres prétèrent serment sur l'autel de la patrie, avaient perdu contact avec ces sources profondes. Ce n'est pas par hasard su notre régime, censément démocratique, n'a jamais su donner à la nation des fêtes qui fussent véritablement celles de tout le monde. Nous avons laissé à Hitler le soin de ressuciter les antiques péans."). Un peu plus haut cependant Marc Bloch pointe la responsabilité des organisations ouvrières, des ouvriers eux-mêmes dans la défaite: "On n'a pas assez travaillé dans les fabrications de guerre; on n'a pas fait assez d'avions, de moteurs ou de chars. De cela, je pense, les salariés n'ont assurément pas été les seuls ni, sans doute, les principaux responsables. Ils auraient mauvais gré à plaider l'innocence. Oublieux qu'ils tenaient eux aussi, à leur façon, poste de soldats, ils cherchaient, avant tout, à vendre leur peine au plus haut prix; donc à fournir le moins d'efforts possible, durant le moins de temps possible, pour le plus d'argent possible." (p. 624).
Si Marc Bloch indexe la responsabilité au pouvoir, comme il est juste, il ne désigne pas de bouc émissaire.
La responsabilité du désastre Marc Bloch la pointe dans un dysfonctionnement (comme on ne dirait aujourd'hui) de la société française dans son ensemble. En amont de ce dysfonctionnement se mèlent des causes culturelles ("paresse intellectuelle", "la proverbiale avarice française"...), sociales (recrutement et formation des élites...) et politiques. Restons sur celles-ci. Marc Bloch n'en appelle pas à une mythifiante unité nationale qui effacerait les oppositions de classe:
"Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires se combattent librement. Il est, dans l'état présent de nos sociétés, inévitable que les différentes classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n'est pas comprise." (p. 643)
En somme une position du juste milieu qui ne soit pas réduction moyenne des extrêmes mais assomption, qu'on peut bien dire dialectique, des contraires. Laquelle assomption va jusqu'à, ce qui est difficilement audible aujourd'hui, à gauche du moins, par une acceptation, provisoire, d'une certaine inégalité, conditionnée:
"Les valeurs d'ordre, de docile bonhommie, de hiérarchie sociale complaisamment acceptée, auxquelles toute leur éducation avait formé des âmes naturellement peu amies des nouveautés, paraissaient prêtes à être balayées; et avec elles, peut-être, quelque chose d'assurément beaucoup plus précieux: un peu de ce sens national qui, sans que le riche s'en doute toujours assez, réclame des humbles une dose d'abnégation bien plus considérable que chez leurs maîtres." (p. 645)
Le moyen de cette assomption, on vient de le lire, c'est la compréhension. On reconnait là l'historien: cette compréhension culmine dans l'assomption affective des moments polaires de l'histoire de France (le sacre de Reims et la fête de la Fédération).
C'est là que je me pose des questions: le peuple de France est-il condamné à osciller perpétuellement entre la dédition au monarque ou à son tenant-lieu et l'effusion égalitaire sur fond de décapitation (en somme à rejouer sans cesse la scène primitive de Totem et Tabou)?
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