"[Albert Camus] n'a pas du tout vécu la décolonisation comme la pénitence du colonisateur. Il ne voulait ni pénitence du colonisateur, ni vengeance du colonisé et il séparait, il prétendait séparer de cette manière la morale, c'est-à-dire réparation donnée au peuple musulman, du moralisme, qui préparait aussi des lendemains qui déchantent avec les convulsions possibles d'une indépendance."Toute la conversation, bien que décousue, est passionnante et bien loin des dualismes assénés ces jours-ci lorsqu'il s'agit de l'Islam.
A la fin de la conversation, par un biais un peu curieux, Jean Daniel dit les rapports entre les arabes et l'Occident d'une manière particulièrement nette:
"Averroès est toujours la référence que l'on vous sert [...] moi je trouve que celui qu'on nous oppose, c'est celui qui nous nourrit aujourd'hui, qu'en somme ceux qui emploient cet argument pour se justifier ne savent pas qu'ils ne s'opposent pas à nous, ils ont à rechercher leur passé. Là aussi il y a un joli mot de Berque qui dit "au fond, ce que les Arabes recherchent dans l'avenir, c'est qu'on leur restitue leur passé." C'est assez beau, il s'agit de savoir quel passé. Alors le passé d'Averroès, c'est l'Occident. Pourquoi vous opposez-vous à un Occident que vous avez inventé? Dit comme ça, il n'y a plus de choc de civilisations, nous vous devons ce que vous nous avez donné, nous vous devons, en somme, ce que vous avez fait de nous, ce que nous sommes."La formulation est plus brutale encore que celle que je citais d'après Jean Baubérot, et sans doute un peu excessive. Ce qui est curieux, c'est le cadre dans lequel Jean Daniel inscrit cette reconnaissance de filiation. Il la retourne à ses interlocuteurs arabes pour leur dénier le droit de faire d'Averroès une "justification". On devine que ces interlocuteurs appartiennent à une génération et à un milieu intellectuel (laïque ou occidentalisé et sans doute pas islamique: la pensée musulmane a, de son point de vue, "réfuté" Averroès).
Juste avant Jean Daniel (c'est là le biais un peu curieux) reproche à ses interlocuteurs arabes de renvoyer "pour se défendre" à leur passé glorieux ("ils ne se demandent pas si on doit juger un peuple seulement sur un héritage ou bien sur la façon dont il le mérite dans le présent."). Et il compare les Arabes aux Grecs, arguant qu'il ne viendrait pas à l'idée d'excuser tel ou tel méfait des Grecs contemporains au nom de Platon ou d'Aristote. L'argument est spécieux pour au moins deux raisons: d'abord parce que le legs grec n'est pas méconnu ou contesté, tout au contraire, l'occidentalité et l'hellènité ont tendance à se confondre jusque chez le Saint Père et si la place de la pensée arabe dans notre généalogie était clairement reconnue, les intellectuels arabes n'auraient peut-être pas à la revendiquer, ensuite parce que les Grecs contemporains ont bien tiré avantage de leur passé glorieux: en particulier le soutien de l'Europe romantique à l'indépendance grecque devait bien quelque chose à cette reconnaissance.
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