dimanche 20 octobre 2019

Révolution française et Gilets jaunes


Louis Léopold Boilly  (1761–1845)

Mardi dernier Xavier Mauduit reçoit Pierre Serna[1], historien, qui vient de publier un choix des cahiers de doléances[2][3].: La Révolution dans son siècle (2/4): Vivre la Révolution.

L'écoute en différé que je fais de cette émission fait parallèle à mes récentes lectures de Chateaubriand et de ce que ça me disait de la Révolution Française et du rapport d'analogie du mouvement des Gilets jaunes à celle-ci. L'analyse des cahiers de doléances viennent en quelque sorte compléter, en miroir, le tableau.

Chateaubriand, me disais-je, permet de mieux comprendre que le mouvement des GJ ait rencontré une telle approbation, au départ du moins, de la part des Français. Je m'étais déjà dit, l'année dernière, et ce n'était pas une grande découverte, que l'exemple de la Révolution Française fonctionnait explicitement comme un moteur du mouvement. La lecture de Chateaubriand, cependant, me montre que ces analogies sont plus étroites et plus concrètes que ce que j'avais d'abord pensé. Et notamment quant aux aspects les plus repoussants du mouvement:
- les barrages aux ronds-points et les pressions:
dans les villages, les paysans arrêtaient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs.

- les rumeurs (les fakes news et le complotisme):
A Paris, le bruit se répand qu'une armée arrive par l'égout Montmartre,

on s'écrie que Louis refuse sa sanction à la déclaration des droits, pour s'enfuir à Metz avec le comte d'Estaing, Marat propage cette rumeur: il écrivait déjà l'Ami du peuple.
- le rôle des femmes et l'obscénité ("Brigitte à poil sur un tas de palettes"):
Je courus aux Champs-Élysées : d'abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus immondes.
Etc.
Et, pour une appréciation globale, l'extrait que j'avais mis sur cercamon.net
...Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence. Et puis aussi:
[Les Français] n'aiment pas la liberté, l'égalité seule est leur idole. Or l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes.[4]
 
Ces analogies expliquent sans doute en partie que l'intelligentsia de gauche[5] ait fait bon marché de ce qui aurait dû la choquer[6].

cahier de doléances, Bastia

Pierre Serna donne à voir des analogies moins déplaisantes. J'avais tendance à penser que le caractère antifiscal du mouvement des GJ à son début le classait plutôt à droite. Je me doutais bien que ce n'était pas tout à fait aussi simple. Ce que l'émission montre, c'est que les doléances de 1788 portent massivement, elles aussi, sur la question fiscale. Il faut se rappeler que l'impôt, en 1788, ne touchait que le Tiers Etat et qu'il épargnait la noblesse et le clergé. Et Pierre Serna d'expliquer que les demandes étaient aussi (surtout?) de justice fiscale. On a vu que très vite, dans le mouvement des GJ, ce qui était au départ une protestation contre l'augmentation des taxes sur le carburant s'est accompagné d'une demande de justice fiscale. La situation de 2018 est sans doute très différente de celle de 1788 mais le fait est que les réformes fiscales réalisées sous l'égide de Macron, et notamment la suppression de l'ISF, donnent l'image d'une politique fiscale injuste au bénéfice des plus riches. En tous cas il est clair que cette revendication de justice fiscale a été le principal levier rationnel qui a permis à une grande partie de la gauche de soutenir le mouvement des GJ.

À considérer le déroulement de la Révolution, le rôle des États-Généraux dans son déclenchement, on peut se dire qu'en lançant des cahiers de doléances et en organisant le "Grand Débat", Macron a pris un gros risque. Pierre Serna, faisant lui-même, incidemment, le parallèle, note que les cahiers de doléances de Macron ont eu infiniment moins de succès que ceux de Louis XVI. Je me demande si le boycott, par les GJ et par ceux qui les soutenaient, n'a pas été, de leur part, une énorme erreur.

Addendum

Une autre analogie entre Révolution française et mouvement des Gilets jaunes est la commune revendication de démocratie directe contre la démocratie représentative. Albert Soboul avait souligné l'opposition entre Jacobins et Sans-culottes sur ce thème[7]. La revendication de démocratie directe passait en particulier par les notions de mandat impératif et de révocabilité des députés.


  1.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Serna
  2. Que demande le peuple ? Les cahiers de doléances de 1789, aux éditions Textuel
  3. Sur les cahiers de doléances, l'article de Wikipedia est assez sommaire et incomplet. Rédigés en préparation des Etats Généraux de 1789, ce sont environ 60 000 cahiers qui sont remontés. La meilleure synthèse que j'ai trouvée est celle de FranceArchives.
  4. je me souviens de ce clip vidéo où une GJ en appelait à Poutine, qui a été finalement peu partagé.
  5. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que le lancement du mouvement a été le fait de réseaux d'extrême-droite. Voir là-dessus un article des Décodeurs du Monde, daté d'avril 2019 (et sur les orientations politiques du mouvement par la suite, la synthèse de Wikipédia). Malgré cela le mouvement a trouvé très vite une légitimation et un soutien du côté de la gauche, la France Insoumise et ses sympathisants mais aussi, pour s'en tenir aux médias alternatifs, Médiapart presqu'immédiatement puis, plus progressivement, Arrêt sur Images. Ce qui pouvait provoquer de l'étonnement et demander des explications! La thèse selon laquelle le mouvement aurait été noyauté par l'extrême droite ne tient pas. C'est plutôt le contraire qui a eu lieu. L'apolitisme revendiqué du mouvement a permis à l'extrême gauche de s'installer au cœur des actions en sorte qu'après la décrue du mouvement (en deux temps: décembre 2018 et avril 2019) celles-ci apparaissent animées essentiellement par l'extrême-gauche, avec notamment la part prise par les "Blacks Blocs".
  6. je ne parle pas ici de la frange la plus radicale qui en avait avalé d'autres, avec plus ou moins d'effort, qui avait appris avec Mao que la révolution n'est pas un diner de gala
  7. Voir Démocratie représentative ou démocratie directe. L'exemple de la démocratie populaire de l'an II (1999). Voir aussi: Démocratie et Révolution française / Raymonde Monnier (1999 aussi).

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