samedi 31 décembre 2022

J.-F. Robinet: Kojève, Bataille, Queneau

 

"La sagesse et les sagesses dans la Logique de la philosophie" / Jean-François Robinet in Cahiers Eric Weil, Tome 5, Eric Weil philosophie et sagesse (1996)

...

pp. 181 sq. Au terme de ce parcours nous nous trouvons devant une alternative, soit maintenir le sens classique de la sagesse en reprenant le thème grec de la substance tout en lui intégrant la réflexivité moderne, ce que fait Hegel. soit comprendre le désir irrépressible de présence comme l'autre absolu de [182] la cohérence. Il nous semble que cette alternative, qui est un des enjeux de la Logique, trouve une « application » dans le débat qui a opposé Alexandre Kojève et Georges Bataille dans les années 1950. Kojève consacre de nombreuses pages à la sagesse dans son commentaire du chapitre VIII de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel dans son Introduction à la lecture de Hegel (1947). « Le Sage, dit Kojève, est l'homme capable de répondre d’une manière compréhensible, voire satisfaisante, à toutes les questions qu’on peut lui poser au sujet de ses actes, et répondre de telle façon que l’ensemble de ses réponses forme un discours cohérent. Ou bien encore, ce qui revient au même : le Sage est l'homme pleinement et parfaitement conscient de soi1."»

Le sage accomplit l'idéal de Socrate, vivre en étant capable de rendre raison de tous ses actes et de ses paroles, idéal de lucidité rationnelle qui ne laisse dans le monde et en soi aucune obscurité. Cette lucidité implique une satisfaction spécifique, celle de se maintenir dans l’identité avec soi-même, et nécessairement la perfection morale, la reconnaissance objective par les autres de sa perfection. Dans un article de 1952 intitulé « les romans de la Sagesse »2, Kojève commente les trois romans de son ami Raymond Queneau, Pierrot mon ami (1942), Loin de Rueil (1944), Le Dimanche de la vie (1952). Il montre que les trois personnages, Pierrot, le poète de Rueil, le soldat Brû, voyous désœuvrés dans la prose quotidienne de la vie, sont à leur manière des sages. Ces héros fort peu héroïques "parlent de tout et de n‘importe quoi, en ne parlant au fond que d'eux-mêmes. De ce qu'ils aiment et de ce qui leur déplait, c’est-à-dire du monde tel qu’il se révèle dans et par leurs pensées à travers leur sens, tel qu’il apparaît du point de vue auquel ils se placent en y vivant."»

Après tout être sage n’est-ce pas vivre et parler au monde sans négliger qu’on le vit soi-même ? Cet article a suscité les sarcasmes de Georges Bataille. Bataille voit dans la sagesse de l‘« homo queneulleusis » (association de quenelle et de Queneau) l‘incarnation du dernier homme au sens nietzschéen du terme. La sagesse pour Bataille, si elle a sens, se réalise dans l‘assomption lucide. aristocratique et désespérée, de l’irrationalité vive du réel, dans la blessure toujours ouverte du sentiment qu‘aucun discours raisonnable ne peut combler. « La souveraineté du sage à la fin de l'histoire doit être envisagée au contraire sur les plans du rire. de l'érotisme, du combat et du luxe.3

Alors que Kojève définit la sagesse comme l'achèvement de la vie discursive et insiste de manière provocante sur la clôture du discours et de l‘histoire en identifiant le discours spéculatif avec la prose de la vie et [183] la vie du bon sens, Bataille définit la sagesse par l’attitude orgueilleuse et hautaine de celui qui se sait irréductiblement différent du plan où vivent les hommes ordinaires, d‘où le rire, crispé certes, de celui qui s’affirme souverain. Si la sagesse est à la portée de tous à la fin de l’histoire Kojève reconnaît cependant que tout le monde ne sait pas nécessairement que l'histoire est effectivement achevée. « Il est vrai que le discours philosophique, comme l’histoire, est clos. Ça agace, cette idée. C'est pourquoi les sages - ceux qui succèdent aux philosophes et dont Hegel est le premier - sont si rares, pour ne pas dire inexistants. Il est vrai que vous ne pouvez adhérer à la sagesse que si vous pouvez croire à votre divinité. Or, les gens sains d'esprit sont très rares. Être divin, cela veut dire quoi Cela peut être ma sagesse stoïcienne ou bien le jeu. Qui joue ? Ce sont les dieux, ils n’ont pas besoin de réagir, alors ils jouent. Ce sont des dieux fainéants ! (...) Oui, je suis fainéant et j'aime jouer en ce moment par exemple.4

Eric Weil n'en reste pas à cette alternative ruineuse, qui oppose « le discours absolument cohérent » et « la destruction réelle du discours cohérent par le discours » ...

  1. Introduction à la lecture de Hegel. p. 271.
  2. Critique n° 54. 1952, pp. 387-397.
  3. Correspondance Bataille-Kojève. Bataille, Orléans. le 8 avril l952
  4. La Quinzaine littéraire, propos recueillis par Gilles Lapouge, n° 53, 1er au 15 juillet 1968. p. 20.

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